Comme il aime à le dire lui-même, Henri est un prétentieux. Une prétention qu’il brandit comme sa plus grande qualité. Si je dis qu’il la brandit, c’est parce que c’est bien ainsi que je l’imagine : portant sa prétention avec fierté et défi, nous la jetant au visage, persuadé de sa légitimité puisque elle résulte logiquement de son immense et inégalable intelligence.

Wednesday, June 13, 2012

Quelques problèmes d'éveil.


"Jouer avec ses pensées, c'est creuser le ciel pour y découvrir un espace serein et lumineux, sans frontières ; sentir l'esprit s'élever dans une sphère vaporeuse et s'y plaire, respirer et se laisser prendre par cette félicité légère que l'on doit à la découverte d'une vérité nouvelle. On la pense universelle mais ne sera pourtant qu'un passage vers un prochain niveau d'éveil."

Quand on lui avait demandé, d'une façon des plus simples et innocentes, sans bravade ni expectative particulière, quels étaient les desseins de son existence, Henri avait répondu des mots suivants : "Mon désir est d'atteindre le niveau d'éveil le plus élevé tel qu'il me le sera permit par cette vie qui ne m'intéresse pas." Il avait lancé cette phrase avec un brin imperceptible de fierté, ou du moins d'infaillible conviction dans le credo, le dogme qu'il s'en était fait.
Il admettait alors, sans vraiment en prendre conscience, que l'existence "secondaire" (escalier de la perception et de l'éveil supposé mener à la vérité) était dépendante de l'existence "primaire" (cheminement physique, existence biologique). Malgré le désir d'Henri de vivre pour la vérité plutôt que pour l'action, voilà que la vérité était conditionnée par l'action.

Mais Hesse (et même Kazantzákis dans Alexis Zorba, par l'opposition de son Zorba et du narrateur) est formel : si ce sentiment ne peut être communiqué, si cette vérité entrevue ne peut être enseignée (car la vérité ne s'enseigne pas), c'est parce-que elle n'est pas universelle mais le résultat d'une situation précise (réelle, donc en un sens vulgaire) conjuguée à un état de perception personnel et extraordinaire.

"L'enjeu de l'éveil, c'était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l'affronter. L'éveil ne vous faisait pas pénétrer plus près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu'on saisissait, ce qu'on accomplissait ou qu'on subissait dans cette opération, ce n'était que la prise de position du moi vis-à-vis de l'état momentané de ces choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne" (pensées de Joseph Valet telles qu'elles peuvent être lues dans Le Jeu des Perles de Verre, par H. Hesse)

Espérons que ce qui était pour Hesse une finalité issue de son propre jeu de pensées ne sera pour Henri qu'une étape et un outil de l'épanouissement de son éveil. Car, soyons-en certain, il n'est pas homme d'action et n'accepterait pas de se résigner à sacrifier l'existence secondaire pour la primaire.

Wednesday, May 23, 2012

Quand Anna est assise.


Anna, installée pourtant confortablement sur le canapé, ne cesse de bouger, dégageant du mouvement en permanence. Son dos se redresse, se cambre. Elle se recroqueville sur elle même pour aussitôt se cambrer de plus belle. Ses poignets fins s’articulent sans fin pour permettre à ses mains blanches de dessiner dans l’air ses pensées. Un peu plus bas, ses fesses rondes dansent et bondissent au rythme de ses exclamations. Ses jambes minces sont glissées dans une paire de jeans d’un bleu lavasse, taillée pour lui embrasser la peau des cuisses au bas des mollets et laisser apparaître ses chevilles. Débordantes de vibrations spasmodiques, elles se croisent et se décroisent sans qu’elle n’y fasse même attention. Impossible aussi de ne pas remarquer ses deux petits seins vivants, certainement très blancs, suggérés par sa légère marinière qui, délicatement, s'agitent. Ses cheveux blonds et leurs ondulations lui tombent sur les épaules et viennent, à chaque mouvement de sa nuque, révéler ou masquer ses deux grands yeux noirs.

La jeune femme irradiait tout la pièce d’ondes inconnues : fascinées, l'atmosphère s'en était émue et la masculinité s'était rendue. Henri, lui, n'avait rien remarqué. Il pensait à la rencontre d’Hijikata et de Kundera, aux idées.

Monday, May 21, 2012

Il arrive parfois qu'Henri pense à ce genre de choses.


Le butō de Tatsumi Hijikata, la danse du corps obscur, esthétique surréaliste résultant du traumatisme atomique. Images déstructurées produites par une anatomie mouvante, convulsionnée et libérée de toute réflexion logique qui serait restrictive dans cette intention d'improvisation. Son principe est d'être en création perpétuelle, le prochain mouvement du danseur n'étant pas même connu de lui même avant qu'il ne le réalise. Ainsi, le danseur, improvisant, torturant son corps pour en faire sortir les ombres les plus inattendues, se libère de références esthétiques et de toute limite rationnelle. Il doit être surpris par son propre corps, ondulant pour créer à chaque seconde une œuvre d'art et non en montrer le processus de création.
C'est donc affranchi de toute réflexion sur l'esthétisme du prochain mouvement que doit être dansé le butō : éclipser l'humanité du danseur (dont l'apparence est devenue celle d'une silhouette fantomatique, déshumanisée), ne jamais révéler qu'il est un homme improvisant et réfléchissant (et donc forcément vulgaire, trivial) à ce qu'il fait et ce qu'il va faire sous les yeux de son public.

Pourtant, face au corps en mouvement de Tatsumi Hijikata, Henri ne peut s'empêcher de voir sous le maquillage le regard d'un artiste concentré sur la création. Ce qu'il voit, ce n'est pas un corps habité d'une énergie inhumaine et imprévisible, mais bien un homme se dévoilant en train de réfléchir, de prendre une décision. Plutôt que d'être impressionné par l'œuvre finie, Henri ne voit qu'un danseur piégé par son cerveau, tenant de produire l'incohérence la plus réaliste qui soit.

C'est alors qu'Henri fit ce rapprochement : Tastumi Hijikata était en 1972 piégé par le kitsch de Milan Kundera, la "négation de la merde". Le danseur recherchait le kitsch, c'est à dire une œuvre spontanée se suffisant à elle-même et apparaissant comme totalement improvisée. Ce qu'il voulait cacher au contraire, c'était la merde : la réflexion humaine, rationnelle et vulgaire avec laquelle la spontanéité n'était plus.
En ce sens, c'est là que se trouve le kitsch de l'art : des œuvres reniant leur propre processus de création. Il ne doit pas pour autant être décrié, car c'est en préservant le public  des motivations de l'artiste qu'il lui offre sa possibilité d'interprétation, sa liberté d'exégèse, ce qui en fait parfois un secret tant honteux qu'essentiel.